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mercredi 14 mai 2025

Haïti/Culture: Ti Manno, prophète du konpa engagé

Il y a quarante ans, Antoine Rossini Emmanuel "Ti Manno" Jean-Baptiste, figure emblématique de la musique populaire, s'est éteint le 13 mai 1985 à New York, à l'âge de 32 ans.


Né le 1er juin 1953 (ou 1950 selon certaines sources), aux Gonaïves, Emmanuel Jean-Baptiste, plus connu sous le nom de Ti Manno, grandit entouré de sa sœur Marie-Bernard Jean-Baptiste et de ses deux frères : le père Eden Jean-Baptiste, prêtre, et Antoine Jean-Baptiste. Une incertitude entoure encore aujourd’hui son véritable prénom. D’après plusieurs témoignages, notamment celui de son fils, Ti Manno Junior, Emmanuel aurait adopté le prénom de son frère, Antoine Rossini, pour des raisons liées à l’obtention de papiers d’identité. En Haïti, le surnom "Manno" est d’ailleurs fréquemment utilisé pour désigner les Emmanuel.

Son parcours éducatif commence à l’école des Frères de l’instruction chrétienne des Gonaïves, puis se poursuit au Lycée Fabre Geffrard de la même ville en 1966, avant de le mener au Collège Nelson du Cap-Haïtien en 1969. Il atteint ensuite le niveau de bac 1 au Lycée Pétion de Port-au-Prince.

Très jeune, Ti Manno chante dans la chorale de son église. C’est en classe de cinquième qu’il fait ses premiers pas dans la musique, au sein du groupe Simbie des Gonaïves. Sa carrière musicale prend réellement son envol en 1966, lorsqu’il rejoint les Superstars du Cap-Haïtien. En 1969, un tournant s’opère : il intègre les Diables du rythme de Saint-Marc, sous la direction du maestro Lamarre. L’année suivante, en 1970, il rejoint également le groupe Shupa-Shupa à Port-au-Prince, évoluant alors au sein de trois formations musicales à la fois.

Durant l’été 1970, Ti Manno fonde un groupe nommé « Les Dattes-Suns », aux côtés de jeunes Gonaïviens venus poursuivre leurs études à Port-au-Prince. Sa carrière prend alors un nouvel élan, marqué par ses premiers voyages à l’international, notamment aux États-Unis.

Cette même année, il se rend à Boston, où il retrouve Ricot Mazarin, qu’il avait connu au sein du groupe Volo-Volo en Haïti. Il rejoint la formation et participe à l’enregistrement de l’album « Caressé », aux côtés d’Emmanuel Charles, Eddy Catan, Serge Fleury, Eddy Charles, Jersaint Charles, Fritz Félix et Moïse Destin.

En 1976, Ti Manno quitte définitivement Volo-Volo pour intégrer les Shleu-Shleu. L’année suivante, en 1977, profitant d’une tournée américaine conjointe des deux groupes, il rejoint les Astros, basés à New York, dirigés par Yves Arsène Appolon.

DP Express

En 1979, Ti Manno effectue un retour remarqué en Haïti en rejoignant le DP Express, l’un des deux groupes les plus populaires du pays à cette époque. Il y remplace le chanteur Hervé Bléus, dit “Boulou”. Sa voix claire, portée par un vibrato distinctif, séduit immédiatement le public haïtien et contribue à hisser le groupe au sommet de la scène musicale nationale.

Au carnaval de 1979, DP Express frappe fort avec le titre « E E E E », une chanson aux paroles évocatrices, dénonçant de manière à peine voilée les inégalités sociales du pays.

La même année, Ti Manno enregistre avec le groupe l’album « David », dont la chanson-titre fait écho aux ravages causés par l’ouragan David dans la Caraïbe. Sur la pochette de l’album, il apparaît sur scène, au centre du groupe, torse nu et le poing fermé, une image forte qui symbolise déjà son engagement politique.

Lors d’une tournée à la Dominique, alors que l’ouragan balaie la région, le groupe transmet un message chargé de nostalgie et de patriotisme : « Nan ti peyi m sa a, se la si m grangou, m manje. Nan ti peyi m sa a, se la si m malad, y a trete m. »

Gemini All Stars : l'apogée de l'engagement

En 1981, après deux années fructueuses au sein du DP Express, Ti Manno décide de suivre sa propre voie artistique en fondant les Gemini All Stars. Le groupe réunit des musiciens de grand talent : Ansito “Hans” Mercier au clavier, Mario Collin à la trompette, Patrick Antoine au trombone, Willem Nicolas au saxophone alto et ténor, Patrick Casséus à la batterie, et Ronald N. Michel au cowbell.

Pendant quatre ans, Ti Manno et son groupe insufflent un vent de renouveau dans le compas, dont ils deviennent les pionniers d’une forme plus engagée. C’est au cours de cette période qu’il développe pleinement ce qui sera qualifié de “konpa angaje” — une musique militante, utilisée comme vecteur de résistance face aux injustices sociales..

Le combat final

La santé de Ti Manno commence à décliner en 1984. Le 7 avril 1985, Fritz Martial lance sur les ondes « Opération Chaché Ti Manno » car l’artiste est introuvable. Grâce à l’intervention de Shoubou du Tabou Combo, Manno finit par entrer en contact avec l’équipe de l’émission et accorde une entrevue de 15 à 20 minutes, autorisant les initiatives visant à l’aider à guérir.

Un compte bancaire est rapidement ouvert et l’opération rebaptisée « Opération Mains Contrées », d’après une chanson des Gemini All Stars. La communauté haïtienne se mobilise massivement le 12 avril 1985, rassemblant toutes les couches sociales : professions libérales, musiciens, coiffeurs, femmes au foyer, étudiants... Un comité structuré, incluant son épouse Kathy Jean-Baptiste et plusieurs artistes, dont Myriam Philidor Dorismé, Ti Crane des Skah Shah, Isnard Douby du System Band, et Jean-Claude Dorsainvil d’Accolade de New York, est mis sur pied.

Pour atteindre l’objectif financier de 10 000 dollars, les artistes décident d’enregistrer un disque basé sur une composition de Dadou Pasquet et demandent aux propriétaires de boîtes de nuit de prélever un dollar supplémentaire sur chaque entrée.

Ti Manno est admis à l’hôpital Saint Luke Roosevelt de Manhattan le 16 avril. Un communiqué du comité confirme qu’il souffre d’un ulcère au côlon, mais que son état s’est stabilisé. Cette nouvelle rassurante ne sera que de courte durée : près d’un mois plus tard, le 13 mai 1985, Ti Manno rend l’âme. Les circonstances exactes de son décès demeurent controversées, certaines sources évoquant même un possible empoisonnement.

Un héritage indélébile

En à peine quatre ans d’existence, les Gemini All Stars ont sorti cinq albums sous la direction de Ti Manno, marquant profondément la musique haïtienne. Des titres comme « Lavi », « Anmwé », « Mains contrées », « An nou alé », « Ti cheri », « Le peuple », « Mwen bouke », « Lajan », « Mariage d’intérêt », « Canter », « Corrigé » ou encore « Ansanm ansanm » ont incarné l’essence même du konpa engagé qu’il a défendu avec passion.

Son œuvre aborde des thèmes aussi variés que la pauvreté, l’exil, la corruption, la maltraitance des femmes, la violence policière, les abus de pouvoir, le harcèlement sexuel ou encore la dignité humaine. Avec “Le peuple”, il interpelle directement les gouvernants sur leur responsabilité envers la population ; avec “Anmwé”, il crie la douleur d’un peuple pris au piège entre misère et répression.

À travers son parcours, Ti Manno a su conjuguer l’âme du peuple haïtien avec les codes du konpa, fusionnant engagement et plaisir, révolte et harmonie. Il a influencé toute une génération d’artistes haïtiens, tant sur le plan musical que sur le plan civique. Quatre décennies plus tard, son œuvre musicale et son engagement demeurent profondément ancrés dans la mémoire collective haïtienne.



Crédit : Claudel Victor 

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