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samedi 19 avril 2025

Négociations à l’origine de la rançon de l’Indépendance

 

Négociations à l’origine de la rançon de l’Indépendance

Par l’ordonnance du 17 avril 1825, la France de Charles X imposa à Haïti le paiement de 150 millions de francs en échange de la reconnaissance de son indépendance. Fruit de dix années de pressions diplomatiques et militaires, cette rançon coloniale freina durablement le développement de la première République noire du monde, pendant près d’un siècle.

Dès 1804, à peine sa liberté conquise, la jeune nation haïtienne se heurte à un isolement diplomatique soigneusement entretenu par les grandes puissances coloniales. En tête : la France, ancienne métropole, qui refuse catégoriquement de reconnaître cette souveraineté arrachée dans le sang et le feu.

De 1814 à 1825 s’ouvre alors une longue décennie de tractations, mêlant pressions diplomatiques, manœuvres militaires et intimidations voilées. L’histoire commence par un rejet brutal : au retour des Bourbons en 1814, Louis XVIII ambitionne de reprendre la main sur son ancienne colonie. Talleyrand, fin stratège, négocie avec les Britanniques un accord leur garantissant la liberté de commerce à Saint-Domingue, en échange de leur non-ingérence dans les affaires françaises. Ce marchandage aboutit au traité de Paris du 30 mai 1814, qui reconnaît officiellement les droits de la France sur le territoire haïtien.

L'ère des émissaires

En 1814, le ministre de la Marine et des Colonies, le baron Malouet, nostalgique de l’ordre colonial, élabore un plan audacieux pour rétablir l’autorité française à Saint-Domingue. Il envoie une première mission composée du colonel Dauxion-Lavaysse, de Franco Médina et de Draverneau. Les instructions secrètes sont explicites : « Le Roi a résolu de ne déployer sa puissance, pour faire rentrer les insurgés de Saint-Domingue dans le devoir, qu'après avoir épuisé toutes les mesures que lui inspire sa clémence. »

Mais la tentative vire rapidement au fiasco. En octobre 1814, Pétion oppose à Dauxion-Lavaysse un refus clair et sans appel. De son côté, Médina, imprudemment envoyé dans le Nord monarchique d’Henry Christophe, est démasqué. Les instructions secrètes sont découvertes dans ses bagages. Outré, Christophe le fait exécuter et rend publiques les preuves de la duplicité française. L’affaire provoque un tollé en Haïti et détruit tout espoir de négociation sur une base de confiance.

Le nouveau ministre Comte Beugnot, successeur de Malouet, est contraint de désavouer publiquement la mission le 19 janvier 1815, affirmant que « Sa Majesté en a témoigné un profond mécontentement ».

Une deuxième tentative voit le jour après les Cent-Jours et la restauration définitive de Louis XVIII. Le 6 octobre 1816, une nouvelle délégation débarque à Port-au-Prince. Elle est dirigée par le vicomte de Fontanges, flanquée d’anciens colons comme Esmangard. Le ton se veut plus conciliant, mais l’objectif reste le même : proposer à Haïti un statut de protectorat.

La réponse de Pétion, ferme et historique, clôt le débat : « Le peuple d’Haïti veut être libre et indépendant, je le veux avec lui. Voilà la cause de mon refus. » Le 12 novembre, les commissaires quittent l’île, essuyant un nouvel échec.

Positions irréconciliables

Au fil des années, les positions d’Haïti et de la France restent diamétralement opposées. Paris considère toujours l’île comme une simple province rebelle. Pour les Bourbons, Haïti n’est pas un État souverain mais une colonie perdue à reconquérir.

Dès 1814, Pétion puis Boyer posent pourtant clairement les bases d’un compromis : ils acceptent l’idée d’indemniser les anciens colons, mais à trois conditions. D’abord, l’indemnité doit être fixée d’un commun accord. Ensuite, elle ne concernera que les biens fonciers, jamais les esclaves affranchis. Enfin, cette reconnaissance devra s’accompagner d’un accord commercial équitable.

Le contexte change profondément entre 1818 et 1822, avec la mort de Pétion, puis celle de Christophe, et l’unification de l’île sous la bannière de Boyer. Parallèlement, la pression économique anglaise se fait plus forte : ses produits inondent le marché haïtien avec des droits de douane bien plus bas que ceux imposés aux autres nations.

En mars 1821, la France tente une nouvelle approche. Elle envoie le lieutenant de vaisseau Abel Dupetit-Thouars proposer une forme de protectorat inspirée du modèle britannique des îles Ioniennes. Boyer répond sans détour, le 10 mai : « L’indépendance d’Haïti doit être pure et simple. L’honneur national et la prospérité du pays ne permettent aucune suzeraineté, directe ou indirecte. »

Malgré tout, la diplomatie française infléchit progressivement sa position. En 1814, elle exigeait un retour pur et simple à la souveraineté. En 1821, elle parlait de suzeraineté. En 1823, avec l’envoyé général Boyé, elle se contente de réclamer une indemnité, acceptée en principe par Haïti. Mais même allégées, les exigences de Paris restent trop lourdes. Les négociations échouent encore en 1824, malgré les concessions de Boyer.

L'ultimatum de Charles X (1825)

Le règne de Louis XVIII s’achève en septembre 1824, sans qu’aucune solution ne soit apportée à la question haïtienne. À peine monté sur le trône, Charles X décide d’y mettre un terme. Son ordonnance du 17 avril 1825, rédigée par le ministre de la Marine, Chabrol, constitue un véritable tour de force juridique : elle impose unilatéralement les conditions de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti.

Le 3 juillet 1825, une démonstration de force navale arrive en rade de Port-au-Prince : la corvette La Circée, accompagnée de deux navires légers, précède une escadre imposante de 14 bâtiments totalisant 528 canons. Le baron de Mackau, commandant de La Circée, remet personnellement au président Boyer l’ordonnance royale.

Les conditions imposées sont draconiennes : réduction de 50 % des droits de douane pour les marchandises françaises, versement d’une indemnité colossale de 150 millions de francs destinée à dédommager les anciens colons, et reconnaissance de l’indépendance limitée à l’ancienne "Partie française de Saint-Domingue" — le mot Haïti n’apparaît d’ailleurs pas dans l’ordonnance.

L’historien François Blancpain, dans “Histoire de Saint-Domingue Haïti”, retrace les calculs à l’origine du montant de l’indemnité. Les experts français ont additionné les revenus des plantations en 1789 (149,6 millions de francs), puis appliqué un coefficient de 10 % pour atteindre les 150 millions. Comme le souligne Gusti-Klara Gaillard, ce calcul intégrait implicitement la valeur de la main-d’œuvre servile, ce qui allait à l’encontre des principes fondateurs de l’État haïtien.

L’indemnité équivaut à environ 10 % de la valeur estimée des biens coloniaux en 1789, mais représente plus de dix années de recettes fiscales haïtiennes. Elle est calculée à partir des revenus fonciers de 1789 (près de 150 millions) et des exportations haïtiennes de 1823 (environ 30 millions).

Après deux jours de débats, les commissaires haïtiens recommandent de rejeter l’ordonnance. Mais Boyer, sous la pression de Mackau et face à la menace à peine voilée d’un blocus, finit par l’accepter le 8 juillet. Le Sénat haïtien la ratifie le 11 juillet 1825.

Pour honorer la première échéance de 30 millions avant le 31 décembre 1825, Boyer doit contracter un emprunt. Selon l’accord établi entre Inginac, secrétaire général du gouvernement haïtien, et Mackau, cet emprunt est placé à Paris chez les banquiers Ternaux-Gandolphe et Cie. Haïti ne reçoit en réalité que 24 millions de francs (l’emprunt étant émis à 80 % de sa valeur), mais s’engage à rembourser les 30 millions, avec un intérêt de 6 % l’an, sur 25 ans.

C’est ainsi que naît la “double dette” d’Haïti : 150 millions à payer à la France pour l’indemnité, et 30 millions — plus intérêts — à rembourser aux banquiers parisiens.


Dès novembre 1825, les conséquences financières se font immédiatement sentir. Les paiements — effectués en espèces diverses (piastres, doublons espagnols ou colombiens, aigles américains) — sont rassemblés à Port-au-Prince ou au Cap-Haïtien, placés dans des caisses cerclées de fer, embarqués sur un navire français, puis déchargés et pesés à Brest sous la surveillance du receveur général des finances, avant d’être acheminés à la Caisse des dépôts à Paris. Ce transfert massif de numéraire suscite l’indignation populaire. Comme le souligne Blancpain, ces versements « appauvrissent le pays de 6 millions supplémentaires ».

Le long chemin vers la renégociation

Très vite, cette charge financière écrasante devient insoutenable. Dès 1826, Haïti se trouve en défaut de paiement, en dépit de l’application du rigide Code rural visant à contraindre la petite paysannerie. Boyer tente alors de renégocier les termes de l’ordonnance, refusant notamment de maintenir les privilèges douaniers accordés à la France.

Pour sortir de l’impasse, plusieurs démarches sont entreprises. Boyer dépêche à Paris deux émissaires successifs, Séguy Villevaleix puis Saint-Macary. Dans le même temps, il fonde Pétion-Ville en 1831, à l’écart des côtes, pour éloigner la capitale d’un éventuel bombardement naval français.

Ce n’est qu’en 1838, sous le règne de Louis-Philippe, qu’une issue diplomatique se dessine. Le 12 février, deux traités sont signés entre Haïti et la France. Le premier reconnaît enfin sans conditions « la République d’Haïti comme État libre, souverain et indépendant ». Le second réduit de moitié le solde de l’indemnité, passant de 120 à 60 millions de francs, étalés sur 30 ans, et abaisse le taux d’intérêt de l’emprunt de 1825 de 6 % à 3 %. Comme le souligne Gusti-Klara Gaillard, cette renégociation marque un tournant, sans pour autant effacer le poids écrasant de la “double dette”.

Malgré ces concessions, le service de la dette continue d’absorber une part considérable du budget national haïtien — souvent plus de 40 %, ne redescendant qu’à environ 15 % en 1870.

Selon l’historienne Gusti-Klara Gaillard, la dette de l’indépendance est finalement soldée en 1878 grâce à un emprunt contracté en 1875 sur le marché financier français. Les remboursements des emprunts extérieurs de 1825 et 1875 prennent respectivement fin en 1887-1888 et en 1921-1922 en pleine période d’Occupation américaine.


Crédit: Claudel Victor

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