Le 2 mars 2025 aurait dû marquer le début d’une frénésie populaire, d’un éclatement de couleurs, de rythmes et de créativité dans les rues de Port-au-Prince et des grandes villes du pays. Autrefois, à cette période de l’année, artisans, charpentiers et techniciens s’affairaient à ériger les stands du Champ de Mars, dernier sanctuaire des festivités nationales. Les stylistes s’affairent à concevoir des costumes éclatants, tandis que les chorégraphes peaufinent des mises en scène spectaculaires pour les défilés. Les antennes des stations de radio et de télévision vibraient aux sons des méringues, captant l’essence d’un peuple qui, malgré l’adversité, se réinventait dans l’allégresse.
Le silence a pris le dessus. Pas de tambours, pas de danse, pas de satire mordante pour défier les puissants. Mais cette année encore, le silence de la fête a été remplacé par la cacophonie des balles. Là où jadis se mesuraient Djakout et T-Vice dans des batailles musicales enflammées, c’est désormais la police qui tente de repousser les assauts des gangs. Le Champ de Mars, cœur battant du carnaval, est devenu un champ de guerre, un théâtre où se joue l’agonie d’un peuple pris en otage.
L’ultime parade de la résistance
Le carnaval haïtien est une véritable tradition ancrée dans la culture du pays, un socle identitaire, Indissociable du calendrier festif, il figure parmi les événements les plus attendus de l’année. Au-delà de son aspect festif, il représente aussi une opportunité économique majeure dans un pays en proie à une pauvreté persistante.
Au-delà d’un simple divertissement, un patrimoine culturel d’une valeur inestimable. Le carnaval haïtien, était un espace de contestation, un exutoire où le peuple, par la satire et la créativité, défiait les pouvoirs en place, interpellait la société et réaffirmait son existence. Chaque char, chaque déguisement, chaque texte de méringue carnavalesque portait en lui une charge historique, une critique sociale, une mémoire collective.
L’année 2012 avait marqué un tournant avec la décision de déplacer les festivités à Les Cayes, une première dans l’histoire récente du pays. Si cette délocalisation s’inscrivait dans une logique de décentralisation après le séisme du 12 janvier 2010, elle a cependant ouvert la voie à un démantèlement progressif des fondements du carnaval national. Sous l’ère PHTK, ce qui devait être une fête populaire s’est transformé en un outil de propagande d’État, instrumentalisé à des fins politiques et partisanes.
Michel Martelly, lui-même issu du monde du carnaval sous son alter ego « Sweet Micky », aurait dû être un gardien de cette tradition. Au contraire, son administration en a fait un spectacle sous contrôle, éloigné de sa vocation originelle, jusqu’à son extinction progressive.
Le Carnaval, otage de la politique depuis 2019
L’année 2018 marque la dernière édition du carnaval national sur la mythique avenue du Champ de Mars. Depuis, cette grande fête culturelle a cessé d’être un simple moment de réjouissance pour devenir un instrument politique, utilisé tant par le pouvoir en place que par l’opposition.
De 2019 à aujourd’hui, les mouvements de contestation ont systématiquement empêché l’organisation du carnaval, le transformant en un symbole de lutte. Sous la présidence de Jovenel Moïse, le gouvernement en faisait une vitrine de réussite, tandis que l’opposition voyait en cette fête une opportunité de mobilisation contre le régime en place.
En 2019 et 2020, au plus fort des soulèvements populaires contre Jovenel Moïse, plusieurs stands de carnaval ont été incendiés sur le Champ de Mars. Ces actes étaient une manière d’exprimer un refus catégorique : il n’était pas question de célébrer tandis que le pays sombrait dans la crise. Depuis, le carnaval national n’a jamais vraiment repris ses droits, pris en otage par l’instabilité politique et les revendications sociales.
L’absence du carnaval en Haïti aujourd’hui ne relève pas d’un simple contretemps logistique. Elle est le symptôme d’un effondrement plus profond : celui de la vie publique elle-même. On ne peut plus parler de trêve carnavalesque, car il n’y a plus de pays en état de suspendre la misère pour trois jours de liesse. Il ne reste que la peur, l’exil intérieur d’un peuple cloîtré chez lui, sans espace de défoulement ni de réappropriation de son propre territoire.
Le silence du carnaval est celui d’un peuple à qui on a confisqué sa voix. Il est la preuve tangible d’un État démissionnaire, incapable de garantir ne serait-ce qu’un moment d’accalmie à ses citoyens. Il est le reflet d’une capitale où la seule déferlante n’est plus celle des festivaliers en transe, mais celle des balles traçant leur trajectoire implacable dans un ciel où les confettis ne volent plus.
Le carnaval haïtien n’est pas un simple rendez-vous festif. Il est l’expression d’une vitalité nationale, d’une capacité à transcender l’adversité par l’art et l’humour. Le voir disparaître, c’est assister à l’érosion progressive de ce qui fait l’âme haïtienne.
Mais un peuple qui a inventé le rara, qui a fait de sa douleur une mélodie et de sa souffrance une danse, ne peut pas mourir en silence. La rue doit retrouver sa parole. La musique doit redevenir une arme. Le carnaval doit redevenir ce qu’il a toujours été : un cri de survie. Car un pays qui n’a plus de carnaval n’a plus de pouls.
Fort-Liberté : l’absurde mascarade avortée
Cette année, l’administration en place avait annoncé que le carnaval national se tiendrait à Fort-Liberté, une ville historique du Nord-Est. Un choix qui a rapidement suscité une vague d’indignation. Comment organiser une fête dans un pays où des milliers de familles fuient chaque jour la violence des gangs ? Comment justifier une telle dépense alors que la population meurt de faim et que les écoles ferment leurs portes sous la menace des balles ?
Des voix indignées qui s’élevaient de toutes parts, l’événement a finalement été annulé. Mais pas avant que l’État ne décide de débloquer une somme faramineuse de 4 millions de dollars pour financer cette mascarade avortée.
En Haïti, l’absurde flirte toujours avec le tragique. Un pays où l’on trouve des millions pour une fête qui n’aura pas lieu, mais où l’on ne parvient pas à restaurer un semblant d’ordre. Un pays où l’on tue le carnaval, non par manque de moyens, mais par absence totale de vision.
Crédit : HIP
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